Archives de Catégorie: Radu Stanca

Buffalo Bill – Radu Stanca

Ce soir la malle-poste traversera les gorges
Nous allons la surprendre au lieu déjà connu,
Tel au temps ou les haches sortaient tout droit des forges
Et on tirait le mousquet, comme dans l’ère révolue.

Ce jour on ne touchera pas la malle de fric remplie,
Ni aux fines soieries, crèmes ou colifichets,
On touchera pas la bourse comme une balle dodue
On fouillera pas les poches cachées en lieu secret.

On ne s’enfoncera pas dans des sacs d’or qui débordent
Nous défierons la harde des pingres voyageurs
De toute manière, nous n’allons pas, roulant des cordes,
Couvrir nos yeux de masques, amis loyaux et chers.

Pas pour toucher la blonde errante dans les broussailles
Qui tremble et qui fourre ses perles entre les seins,
Pas pour choper aux filles l’anneau de fiançailles
Tournerons-nous féroces les pétards dans nos mains.

On s’en fout de la bourse de l’usurier rapace
Qui claque des dents sur le banc, pris d’un frisson mauvais,
Ni le panier aux poules, même pas le coq qui croasse
En battant des ailes, près du chariot retourné.

Ce soir, amis, la poste amène une autre chose
Plus noble et précieuse qu’on pourrait en penser
Voyant une voyageuse mince svelte, toute rose
Ou plein de sacs en jute, d’argent et or bondés.

Ce soir la malle-poste ramène une personne idéelle,
Un voyageur de marque comme je ne saurais dire,
Ramène le temps – le seigneur que aucune gabelle
N’a jamais réussi à le faire revenir.

Boyard avec des haras et gîtes éphémères
Où des chevaux de race tirent les années bleutées,
Négociant de liqueurs, si doux, tantôt amères
Un pingre qui ne se laisse tenter par des beautés.

Plus riche qu’on peut comprendre et plein qu’il en déborde,
Sous la veste on devine la bourse remplie, dodue,
Des bagues qui clignotent sur ses doigts font concorde
Et le revers du veston porte une étoile tordue.

En or massif, une chaîne traverse sa bedaine
Avec une montre ronde qu’il consulte, empressé,
Regardant distraitement et avec l’allure mondaine
Si, un instant – des siècles – en rabe serait resté.

Quand il s’endort bercé par les vagues de ronde
De la carrosse portée par les grisés bardots,
Il ronfle et écrase comme le fait tout le monde
Dodelinant sa tête comme tout autre ballot.

Il n’est du tout étrange et a une bonne figure,
Ce qui ne fait pas croire le grippe-sou qu’il est,
Personne ne le garde, il erre dans la nature,
Il voyage tout seul et toujours épuisé.

N’ayez aucune crainte, la lutte sera aisée
Et lorsque dans nos trappes enfin nous en tiendrons
Son éternelle toile, cette-fois-ci cassée,
De tous brigands du monde nous, les plus riches serons.

Si on s’empare de lui et de son trésor si rare,
Nous sommes vernis, les mecs, au-delà de nos pensées,
Et si, ce soir, de cette personne on s’empare
Nous aurons fait un coup qu’on pourra nous envier.
*

Traduit du roumain par Cindrel Lupe

Lisez l’original en roumain =

https://versionroumaine.wordpress.com/2017/12/30/buffalo-bill-radu-stanca-1920-1962

 

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Que la nuit – Radu Stanca

 
Ne me visites que la nuit, quand le silence
Se heurte aux fenêtres à son gré,
Et je rejoins morose mon ambiance
Là où t’attends paisible d’arriver.
 
Comme un larron qui veut de ma richesse,
Mais qui s’est pris dehors, entre les pieux,
Ne me visites que la nuit, quand l’on abaisse
Rideau de plomb sur tous les autres yeux.
 
En ondoyant derrière toi écharpes
Toutes les ténèbres de ce lac cerné,
Fais taire la plainte de mes harpes
Qui ne s’arrête toute la journée !
 
À l’ombre de la lune chagrinante
Approche-toi lentement, par trêves,
Pour être encore plus surprenante
Que ne l’étais si tu venais en rêve.
 
Les journées ne sont guère si exquises
Que ces nuits où tout revient chez soi.
Si tu surgis, comme une belle surprise,
Ne me visites que la nuit, quand je reçois !
 
Seulement la nuit, la lune comme cierge,
Sur le rocher noir, auprès d’un tronc debout,
Se pressentant son ventre, vierge,
Chevrettes tombent à genoux,
 
Quand le ciel commence à faire valoir
Des vieux présages remplis de mystère,
Ne me visites que la nuit, quand il fait noir,
Et toute la ville devient un cimetière.
 
Viens lentement, comme l’heure qui m’apporte
Le doux baiser que me léguait la nuit.
J’habite ici, la toute dernière porte !
La clé est à la fenêtre, sur l’appui !
 
*
traduit du roumain par Tudor Miricà
Lisez l’original en roumain :
 http://wp.me/p1wz5y-v6

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Poème – Radu Stanca

Tu resteras en moi même après m’avoir quitté,
Aussi impénétrable, puis désirable aussi,
Une sorte d’île étrange de routes et sentiers
Qui nulle part ne ramènent ma piètre flânerie.
 
Tu resteras en moi-même quand tu essaieras
Rejoindre la forêt et là-dedans t’égarer.
Vois ! Ta trace est creusée dans ma rêverie à moi
Et je peux, quand me plaise, la suivre et la chercher.
 
Je te retrouverais malgré toute ton opposition,
Et je saurais le lieu où tu t’abrites furtivement.
Ma rêverie ressemble au soulier de Cendrillon
Qui n’acceptera que ton pied svelte seulement.
 
Tu resteras en moi même après ton envolée
De mon cœur noir, tel l’oiseau qui de sa cage s’enfuit.
Mon étrange tristesse même en nues saura viser ;
Ma tristesse vise toujours beaucoup mieux qu’un fusil.
 
Je te trouverais n’importe l’habit que tu changerais,
Combien de masques tu mettrais afin de m’égarer.
Ma rêverie – en centaines de milliers te trouverait.
Ma peine – en centaines de milliers te connaîtrait.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe
*
Lisez l’original en roumain :

http://wp.me/p1wz5y-lM

 

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Despărţire – Radu Stanca : un poème, deux traductions …

Rupture
 
Il nous  faudrait un millénaire pour rebâtir
Ce-qu’on a brisé lors de notre rupture dans la soirée
Et même alors ce n’est pas sûr qu’on pourrait dire
Je suis ta branche en or, tu es ma feuille bleutée.
 
Une ombre restera toujours entre nous deux pourtant
(Nous qui jadis étions collés comme deux mains
Sur la poitrine d’une morte) mais éternellement
Croîtront des vagues à l’âme apparemment sereines.
 
Le mot dit autrefois jamais plus nous l’emploierons,
Le rare silence d’antan nous ne le garderons jamais.
Nous resterons au-dessus en tant que dieux et serons
Les mains serrées sur les écus sévères et pleins de paix.
 
Peinés, nous saurons l’heure non pas d’après câlins
Mais demandant aux gens autour et à la ronde,
Plus morts que les morts, mais seuls et sans remords aucun,
Des fois comme des nuages nous nous croiserons dans le monde.
 
Tous nos baisers offerts avec leurs flammes d’antan
N’enflammeront plus les mêmes forêts bleues et pâles
De même nos deux âmes, en volant tout paisiblement,
Ne s’élèveront plus encore tombant vers les étoiles.
 
Comme des épines nous ôterons au fur et à mesure
De nous les souvenirs en reprenant la fable
De la passion qui tombe, chavire dans nos natures
Tel d’un rocheux rivage en golfe profond le sable.
 
Mais le silence d’antan jamais ne reviendra
Et seuls nous passerons nos derniers instants
Pendant que la mouette de la passion mourra
Une dernière fois des ses grandes ailes battant …
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe.
*
L’Ecart
 
Il nous faudra plus de mille ans pour retrouver
Ce que ce soir notre écart a réussi d’abattre
Et même alors il n’est pas sûr de pouvoir rester
Moi ton rameau en or, et toi ma feuille d’albâtre.
 
Une ombre va flotter toujours entre nous deux
(Qui fûmes jadis unis comme deux poignets sur une
Poitrine) et entre nous veilleront toujours les yeux
Des nuits qui ne seront qu’en apparence communes.
 
Le sacré mot d’antan jamais plus n’userons,
Cet hors de pair silence d’alors nous ne pourrons plus taire.
Serons comme les dieux toujours en haut et nous aurons
Les mains sur les boucliers, paisibles et sévères.
 
Tristes, nous saurons l’heure plus d’après nos caresses
Mais en la demandant autour de nous, hagards,
Morts plus que les plus morts, seuls et sans adresse,
Ne nous heurtant au monde que par le pur hasard.
 
Nos baisers ardents à leur feu dont la brillance
N’embrasera plus l’âme des forêts mystérieux
Et nos âmes-mêmes, en voletant d’une lenteur immense,
N’élèveront plus leurs ailes en caressant les cieux.
 
Un à un comme des épines nous arracherons d’en nous
Les vieux souvenirs, en contemplant l’image friable
De notre amour qui entre nous bruine irrésolu
Comme d’une berge rocheuse au golfe profond le sable.
 
Mais ce silence d’antan on ne le retrouvera,
Chacun ira chercher tout seul ses propres marges,
Tandis que la mouette de notre amour mourra
Faire tressaillir une dernière fois ses ailes larges…
*
traduit du roumain par Tudor Mirică.
*
Lisez l’original en roumain :

http://wp.me/p1wz5y-dz

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Archimède et le soldat – Radu Stanca

N’ose pas t’en prendre à ces cercles miens
Rusé soldat ! Et que ne te surprenne
Leur ressemblance avec ton arc guerrier.
Ce ne sont que des jeux et sans danger.
 
Ne regarde pas troublé, d’un œil mauvais.
Leur arrondi contient l’acte si sacré,
Qui accomplit le sein, la balle, la jarre
Et ça c’est un compas, et pas un dard …
 
C’est mieux de t’approcher avec pudeur,
Dans l’arrondi qu’ils tiennent y’a pas d’erreur.
Même si tu les vois tracés sur cette scorie
L’essence dedans est de la pure théorie.
 
Tu jettes une pierre dans le lac et ils émergent,
Comme une danse d’odalisque sur les berges,
En fumées molles lentement se dandinent,
Escargots et clams en spirales les dessinent.
 
Le cerf céleste les porte haut en cornes
Je suis son œil fidèle quand il s’endorme.
Dans leur figure le cosmos tout y est.
Regarde-les, être absurde, de tout près.
 
Tu tournes en vain tout autour de la porte.
Tant que ma question restera lettre morte,
Tant que je peine d’y trouver la solution
Je ne quitterai pas, sois certain, la prison.
 
Car sous les murailles, ou sous le ciel serein
Bien entouré par tous ces cercles miens
Si je dors sur du gravier ou des peaux de tigre
Tant que je les ai, mes cercles, je suis libre !
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe.
Lisez l’original en roumain :

http://wp.me/p1wz5y-bd

 

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Ars doloris – Radu Stanca

Il me faudrait une toute nouvelle souffrance
Pour accepter l’oubli que je m’entraîne,
Car dans l’orage seulement un autre orage
Assouvit, sur les roches, le bris des chaînes.
 
Il me faudrait une peine inégalable,
La vieille douleur je pourrai lors contraindre,
Seulement quand je pleurerai en silence
Pour ton silence je cesserai de plaindre.
 
De quoi t’étonnes-tu ? Il reste en moi la place
Pour un volcan qu’attend son éruption
Il reste en moi la place pour tout le vin
Versé, de coupe en coupe, en réunions.
 
Je suis plus spacieux qu’une blessure,
Plus vaste qu’aucune grotte de l’existence
Il reste peut-être en moi assez de place
En même temps pour toi et le silence.
 
Juste pour moi il ne reste pas de la place,
Moi seul ne me retrouve en ma propre âme,
Pour ça je veux une toute nouvelle souffrance
De quelle mon feu s’abreuve de sa flamme,
 
Pour ça je veux une toute nouvelle bataille
Laquelle ma harpe dans ses cordes puisse serrer.
Car seulement en brûlant dans mille brasiers,
Je n’en brûlerai plus sur mon ardent bûcher.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe.
lisez l’original en roumain :

http://wp.me/p1wz5y-ac

 

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Je suis le plus beau de la ville entière – Radu Stanca

Je suis le plus beau de la ville entière,
Dans les rues bondées je n’ai pas mon pareil,
Si gracieux je porte l’anneau dans l’oreille
Et si fleuries sont ma veste et lavallière.
Je suis le plus beau de la ville entière.
 
Natif de l’inceste des vêpres avec le jour,
Mes regards caressent le gouffre versatile,
De moi en médit tout le monde en ville,
C’est moi, cette crainte secrète du bourg.
Je suis Prince des pénombres, le déclin du jour …
 
Pas moyen d’échapper aux regard passionnés,
Traversant mes tifs mauves, comme le fil amincis,
Et tous me demandent : suis-je la mort, suis-je la vie ?
Pourquoi j’ai des bas verts, et un drôle de béret ?
Pas moyen d’échapper pas des rues fourvoyées…
 
Des rubans, cordelettes, des riens me recouvrent,
Mes pas, c’est comme si je descendais de mon socle.
Un œil (c’est le rose) je le cache sous monocle
Et la jambe en marchant entière la découvre,
Mais vite je la recouvre, et encore la découvre …
 
L’autre œil (c’est le jaune) je le laisse s’amuser
Regardant les badauds qui m’suivent obstinément.
Ha ! Ha ! Si vous saviez combien vous êtes marrants
En sautillant, mes noires lèvres voulant toucher.
L’autre œil s’amuse et je le laisse s’amuser.
 
D’un mystérieux crayon j’exalte ma finesse,
Je prends un bain de cidre trois fois dans la nuitée
J’ai au lieu de salive un élixir lacté,
Les souliers à barrettes soulignent ma sveltesse
Et une drogue sortie du sang de truie, la noblesse.
 
Dans ma bouche tous les dents, d’or sont saupoudrés,
Ma taille est serrée en corset sous brassière,
Je fume mon opium dans des pipes en bruyère,
Sur mon bras droit un taureau j’ai tatoué
Et mon front est bordé de feuilles de laurier.
 
A travers mes longs, secrets, ongles teintés,
Un pébroque à tête de chat qui grimace
Et sans savoir pourquoi, quand j’aime ma chasse,
Lorsque je suis content des nouveaux vices crées,
De moi sortent des langues d’aspic, empoisonnées.
 
De moi naissent, comme de l’arbre, des branches soyeuses,
Et la nature même, avec son savoir
Elle ne saurait dire : suis-je homme ou fleur ?
Soit une tour, égarée dans des rues tortueuses,
Une tour qui laisse tomber ses pierres précieuses ?
 
Je suis le plus beau de la ville entière,
Dans les rues bondées je n’ai pas mon pareil,
Si gracieux je porte l’anneau dans l’oreille
Et si fleuries sont ma veste et lavallière.
Je suis le plus beau de la ville entière.
*
traduit du roumain par Cindrel Lupe.
Lisez l’original en roumain :

http://wp.me/s1wz5y-470

 

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